Vie arrageoise (La)
La Vie arrageoise, mondaine, théâtrale, artistique, littéraire et sportive, moniteur des sociétés locales
Une voûte portant, à sa clé, un blason. En fond, dans le lointain, les places d'Arras. À gauche, sortant de la voûte le beffroi et l'hôtel de ville. Sur cette gravure, le titre du sixième périodique (1) paraissant à Arras à partir du 16 janvier 1910 : La Vie arrageoise.
Imprimé par Léon Mopty, ce bimensuel, de 4 pages de format 33 x 50 cm, présentées sur trois colonnes, a l'ambition, comme il l'annonce dans son sous-titre, d'être à la fois le chroniqueur de la vie « mondaine, théâtrale, artistique, littéraire et sportive » de la préfecture du Pas-de-Calais et le « moniteur des sociétés locales ». Dirigé par Paul Ardaens, ce journal semble, quelques semaines après sa sortie, déjà très répandu… si on le suit dans ses calculs. Il se targue en effet de plus de 100 000 lecteurs. Le 3 avril 1910, il aurait été distribué aux « 2 429 cafés, salons de coiffeurs, de couturières, bureaux de docteurs, de dentistes, d'avocats, de notaires, d'avoués, de négociants… d'Arras, de l'arrondissement, du département ». Ce qui représente, note le journal, « si l'on admet que chacun de ces numéros est lu pendant 15 jours par 50 personnes en moyenne (ce qui est un minimum) plus de 100 000 lecteurs ».
DES SIGNATURES
Dès le numéro 20, daté du 23 octobre 1910, la parution devient hebdomadaire. Fort de ce succès, le journal annonce, à plusieurs reprises, l'adoption du grand format. Celle-ci n'est effective que 12 février 1911. À cette occasion, la direction fournit le tirage de l'hebdomadaire : 8 000 exemplaires.
Depuis ses débuts, le journal est rédigé par une pléiade de jeunes artistes arrageois. En mai, outre Paul Ardaens, participent à sa rédaction Th. Joran, Guillemette, Émile Souillart, membre de la commission historique, A. Baroux, Yvon Lemerre, Léon Colas, Léopold Thomas, surnommé L'Broutteux d'Arras, Gladys Thayre, Paul Henry, Jacques D'Elva.
Ce cercle s'agrandit encore dans les semaines suivantes. Le 25 septembre l'hebdomadaire revendique dix-huit rédacteurs. Au fil des numéros, il égrène les « collaborations d'élite » qui viennent enrichir le contenu : Hector Fleischmann (28 mai 1911), Charles Grimbert des Rosati du Ternois (9 juillet 1911), Mme Alem de Bosredon, rédactrice au Petit Journal, au Gil Blas, au Petit Écho de la Mode, à la Petite Gironde (16 juillet 1911), Edmond Edmont, des Rosati du Ternois également… Cette année 1911 semble d'ailleurs particulièrement faste pour le journal puisqu'il peut encore citer parmi « ses rédacteurs venus de différentes revues » : l'écrivain parisien dont la famille était originaire d'Arras, Paul Adam, Victor Dubron, le chanoine Rohart, professeur à la Catho de Lille, membre de l'Académie d'Arras, Albert Acremant, M. D'Hotel, Philippe Gerber, Sébastien-Charles Leconte, Alfred Demont, Philéas Lebesgue, Frédéric de France, Florian Parmentier, mais aussi l'écrivain Henri Malo, le poète cambrésien Auguste Dorchain, le Lillois Léon Bocquet,…
En 1912, dans un rapide portrait, l'hebdomadaire présente d'ailleurs à ses lecteurs quelques-uns de ses collaborateurs : E.F. Carlier, Alfred Demont, Marthe Lacroix qui publie des « contes et nouvelles de la vie arrageoise »…. Cette dernière ne semble pas la seule femme à participer à la rédaction, on relève d'autres signatures féminines : Émilienne Dufour, Djénane,…
L’ART ET LE NOBLE ART
La Vie arrageoise est bien sûr attentive à la littérature publiant des poèmes, des portraits d'écrivains, mais aussi à l'histoire. Elle s'intéresse aussi bien au poète mineur de Denain Jules Mousseron qu'à l'Artésien Émile Poiteau. Tout au long de l'année 1912, elle évoque ainsi toute une série de « Figures artésiennes ». Selon sa vocation, l'hebdomadaire traite d'autres arts, et notamment de peinture en donnant des comptes rendus des différents salons. Des textes sont écrits en patois avant l’ouverture de la rubrique, « Patoisiana », consacrée à une courte histoire dans cette langue.
La revue n'ignore pas les sciences. Dans une chronique scientifique, Henry de Walleran traite du grisou et des explosions de poussières. Elle n'en oublie pas le sport et en particulier le noble art dont elle suit les rencontres dans le département. Adrien Guillerm rend hommage à Georges Carpentier : « Quand il est sur le ring / Il donne de terribles "swing" / Ses directs du gauche / Sont de rude' taloches / Et ses "uppercut" / Atteignent leur but / Ils mettent "knocked out" / Les pugilistes en déroute.
Dans la ville de Gand / Pour un' poul' de 120 000 francs / Il a renversé / L'Anglais Bombardier (2) / Le voilà champion / De France et d'Albion / Le jeune Carpentier / Partout se couvre de lauriers.
Mineur, fils de mineur / Au pays noir il fait honneur / Et chaque marmot / Chaque galibot / Lisant ses exploits / Se demand' pourquoi / Il ne deviendrait pas / Comme Georg' un coq de combat. »
Le journal n'est pas étranger aux préoccupations plus prosaïques des Arrageois. Dans ses premiers numéros, il dénonce « les abus de toutes sortes qui se commettent journellement à Arras ». L'actualité locale est abordée dans la « semaine humoristique » ou plus tard « la chronique de la semaine » de Paul Ardaens. La Vie arrageoise se fait volontiers polémiste, provocatrice. Le 16 juillet 1911, Émile Souillart parle de « sabotage municipal » à propos de la restauration du théâtre qu'il assimile à du vandalisme. Le 18 janvier 1912, J. Martin salue la création d'une organisation locale de police privée à Arras.
L'ensemble fait d'ailleurs preuve d'un bel éclectisme avec des reportages illustrés sur les hommes ratiers, le cirque royal qui vient d'installer son chapiteau à Arras, une revue de l'actualité à travers les quotidiens arrageois, le programme des théâtres et des concerts, etc.
Ce contenu suffit-il à faire de La Vie arrageoise un journal populaire ? Après avoir revendiqué un large lectorat, l'hebdomadaire a-t-il renoncé à cette ambition ? Un an, à peine, après sa sortie, en mars 1912, il a adopté un slogan qui pourrait le laisser croire, à moins qu’il ne s’agisse que de flatter d’éventuels lecteurs : « La Vie arrageoise, annonce-t-il en première page, s'adresse à l'élite. »
DÉFENSEUR DE LA VEUVE ET DE L’ORPHELIN
À partir du 11 février 1912, la ligne éditoriale du journal semble évoluer. À l'occasion de son premier anniversaire, il réaffirme sa ligne de conduite et ses ambitions : « Quelques esprits superficiels ont pu se méprendre sur l'attitude de notre journal, nous traiter tour à tour, selon leurs opinions, de révolutionnaires maussades toujours prêts à faire systématiquement de l'opposition, d'utopistes rêveurs ou de réactionnaires, même, parce qu'en notre idéalisme intransigeant, nous cherchons à élargir l'élite au lieu de "voyoucratiser" la démocratie...
Journal de tous, La Vie arrageoise n'est ni opportuniste, ni réactionnaire, ni radicale, ni iconoclaste. Elle n'est surtout pas un journal d'opposition locale… Si elle renverse parfois de fragiles idoles aux pieds d'argile, si elle n'accepte pas aveuglément, toujours, la foi du charbonnier, les jugements ou les arrêtés de l'autorité locale, c'est que, respectueuse de cette autorité qu'elle voudrait sans faiblesse, elle se considère aussi comme le redresseur de torts de notre bonne vieille cité, pareille à ces preux du Moyen Âge qui combattaient corps à corps avec l'ennemi, respectant la veuve et l'orphelin.
Malgré notre combativité, nous n'aurons garde d'oublier - notre passé s'en porte garant - qu'à l'heure actuelle le journal est un des ressorts de la vie sociale, qu'il a le périlleux honneur de travailler à parfaire l'éducation des masses, à assurer la paix et la prospérité de la patrie.
Régionalistes convaincus et consciencieux, nous ferons tous nos efforts pour accomplir l'œuvre de décentralisation intellectuelle, artistique et littéraire à laquelle nous avons toujours apporté vaillamment notre concours… »
En 26 février 1911, Le périodique s'élève contre l'arrivée des Grandes Galeries à Arras : « Les grands magasins sont des malfaiteurs sociaux, antipatriotiques, antidémocratiques, antihumanitaires. » Ce sont, poursuit-il, des « instruments de ruine, de démoralisation ». Cet article marque-t-il les prémices d'une nouvelle orientation ?
Le 8 mai 1911, il ouvre une « Tribune sociale, syndicale, commerciale » justifiant cette nouvelle rubrique en ces termes : « La Vie arrageoise n'est pas faite seulement d'art, de musique et de littérature. Le fond même de notre existence se trouve avant tout mêlé à la vie économique du milieu où nous évoluons. Nous croyons donc qu'un journal quelque mercantile, égoïste ou septique qu'il soit, ne peut, malgré lui, se soustraire aux mille péripéties de la tragédie sociale sous peine de n'être qu'un montreur de marionnettes ou un imprésario de cinéma.
Comme lui son œuvre n'est grande, n'est forte, n'est puissante que lorsqu'elle méprise en la fougue de son indépendance les misérables lâchetés de la neutralité et de la partialité.
Nous voulons à La Vie arrageoise et par La Vie arrageoise ouvrir des horizons spacieux, étreignant pour les solutionner les problèmes complexes de notre existence d'aujourd'hui. » Cette rubrique dévoile sa véritable nature quelque temps plus tard en prenant le sous-titre de « Tribune… Organe officiel du syndicat des hôteliers, restaurateurs et débitants d'Arras et de l'Arrondissement » puis d’« Organe officiel de la Ligue artésienne pour la défense du petit commerce et de la petite industrie » et en juillet 1911 de « Bulletin officiel de la Ligue artésienne pour la défense du Petit commerce et de la Petite industrie. Organe officiel du syndicat des hôteliers, restaurateurs et débitants d'Arras et de l'Arrondissement ». Cette page est rédigée par Raoul Florensan, secrétaire général du journal.
RETOUR À L'ART
En octobre, la rubrique n'existe plus en tant que telle, mais La Vie arrageoise fait une large place aux manifestations des petits commerçants. Raoul Florensan y conserve une rubrique intitulée « Propos d'un syndicaliste », tandis qu'Eugène Grilhot y tient une « causerie financière ». Sans plus d'explication, les lecteurs apprennent que Florensan a cessé sa collaboration le 6 décembre.
Quelques mois plus tard, le 7 avril 1912, La Vie arrageoise laisse la place à La Vie artésienne. « Journal organe d'Art et d'action régionaliste qui contiendra le Bulletin officiel de la fédération des groupes commerciaux et industriels du Pas-de-Calais » fondée quinze jours plus tôt le 31 mars 1912. Les deux organes semblent pourtant coexister. Dans la collection conservée aux Archives départementales du Pas-de-Calais, on trouve, en date du dimanche 19 mai, les deux titres portant le même numéro et ayant des contenus différents, tandis qu'un exemplaire, non daté et non numéroté, de La Vie artésienne reprend le contenu de La Vie arrageoise n° 110.
Sans autre explication, le 29 septembre 1912, les lecteurs de La Vie artésienne sont avisés que les deux titres vont reprendre leur autonomie : « La direction a décidé qu'à partir du 13 octobre prochain les deux sœurs vivraient chacune leur vie propre. La Vie artésienne continuera la lutte pour la défense du petit commerce, devenant ainsi l'organe presque exclusif de la fédération du Pas-de-Calais, et La Vie arrageoise reprendra les anciennes rubriques un instant délaissées qui lui ont valu son succès. La Vie artésienne sera un organe de combat et d'action régionaliste. La Vie arrageoise un organe d'art. »
En décembre 1912, le journal bénéficie de l'installation de linotypes « dernier modèle » chez son imprimeur Mopty, ce qui perturbe sa parution. Si La Vie arrageoise a abandonné la défense des petits commerçants, l'arrivée de nouvelles linotypes est l'occasion d'ouvrir de nouvelles rubriques : Actualités, nouvelles régionales, marchés, mais surtout une « tribune des classes moyennes ». Ce mois est également marqué par une longue polémique entre Léon Mopty et Émile Doutremépuich qui finit par agresser physiquement l'imprimeur de La Vie arrageoise dans son bureau.
La collection des Archives départementales s'achève avec le n° 160 daté du dimanche 15 juin 1913. De format 42 x 58 cm, l'hebdomadaire, alors imprimé par F. Mériaux, 33, Grande Place, est présenté sur cinq colonnes. La publicité y occupe près d'une page et demi. Léon Mopty a gardé ses fonctions de gérant tandis que Paul Ardaens le dirige toujours. La fête des Rosati d'Artois, organisée le 13 juin à Saint-Pol, fait la « une » avec une photo de René Brissy dit Le Cholleux, rénovateur des Rosati, et un portrait au trait de Sébastien-Charles Leconte, président de la Société des poètes français (3), par Julien Tavernier. Le compte rendu de la manifestation se poursuit en page deux, illustré par les photos du président de l'académie archéologique de Belgique, Soil de Moriamé, et du délégué de la fédération régionaliste française, Georges Normandy. Marthe Lacroix y donne toujours ses « contes et nouvelles de la vie arrageoise », tandis qu'une autre femme, Gabrielle Noriac, tient la rubrique « Arras-Revue ». Le journal poursuit sa carrière jusqu'au 8 mars 1914.
(1) En 1910 sont notamment publiés à Arras les quotidiens Le Courrier d'Arras, L'Avenir, La Croix, mais aussi les hebdomadaires Le Pas-de-Calais, L’Artésien.
(2) Georges Carpentier est devenu champion d’Europe, à l’âge de 19 ans, en battant l’Anglais Bill Wells, dit Bombardier.
(3) Né à Arras en 1861, Sébastien-Charles Leconte, dernier parnassien, vit à Paris.